Cheminer vers Pâques : Chemin de Croix – n°1
Cheminer vers Pâques : Chemin de Croix – n°1
Sources des textes et des photographies : M. Philippe Monfort
Première Station
JESUS EST CONDAMNE
« Voici l’homme ! »
Lorsqu’ils le virent les grands prêtres et les gardes crièrent : « Crucifie-le ! Crucifie-le !
« Voici votre Roi .»
Eux vociférèrent : « A mort ! A mort ! Crucifie-le ! » (Jn 19,5-6 & 14-15)
On l’a déclaré roi par malentendu, et affublé de simili-attributs royaux par dérision : une tunique écarlate sur les épaules, une couronne d’épines autour du front, un roseau planté dans la main droite en guise de sceptre.
Voici le Roi : drapé de pourpre, paré de plaies et d’écorchures, le front oint de son propre sang, le visage resplendissant de sueur, et de crachats reçus.
Voici le Roi de honte et de toute-puissance que de petits soldats s’amusent à fouetter avec son sceptre végétal, se divertissent à gifler en lui ayant bandé les yeux pour qu’il ignore qui l’a frappé.
« Fais le prophète ! » ricanent-ils. « Qui est-ce qui t’a frappé ? »
Au fait, oui, qui l’a frappé ? Et continue à le frapper ? Qui donc a réclamé sa mise à mort ? Et continue à le mettre à mort, à grands cris ou en sourdine, brutalement ou à petit feu ?
Car, des rois déchus, trahis, bafoués, il y en a des myriades, chaque génération en fabrique à foison, et cela depuis des millénaires, avant et après la venue de ce roi-là.
Ce sont tous ces gens de peu, de rien, mis au rebut par la misère, méprisés et persécutés au nom de quelque intolérable différence, qu’elle soit d’aspect, de mode de pensée, d’âge ou de sexe, sociale, ethnique, religieuse, culturelle.
Ce sont ces troupeaux d’insignifiants relégués en marge des villes, ces parias repoussés comme des balayures par-delà les frontières des pays soucieux de leur bien-être et de leur sécurité, ces hordes en errance expulsées par la violence des guerres ou des éléments.
Ces masses d’êtres jugés superflus, encombrants, et donc si possible éliminables, sont bien des peuples de rois et reines anonymes, d’infants et d’infantes ignorés : puisque homme et roi c’est pareil, tout être humain étant oint du Seigneur, appelé à s’épanouir par et dans cette onction, convié à régner en esprit et en vérité.
Deuxième Station
JESUS EST CHARGE DE SA CROIX
Pilate lui dit : « Donc, tu es roi ? »
Jésus répondit : « Tu le dis : je suis Roi. » (Jn 18, 37)
Le mépris quant à la royauté de Jésus est total, et Il ne cherche plus à la dissiper. A quoi bon ? Il a enseigné longtemps avec patience et ardeur, toujours ouvertement, sur les places publiques, dans les synagogues, en cheminant à travers la campagne, ou à la table de ses hôtes. Il a déjà tout dit de ce qu’il avait à dire, mais la plupart n’avaient pas d’oreilles pour l’entendre, ou s’ils l’ont écouté, ils ne l’ont pas compris, jusque parmi ses disciples.
Ils ont vu en lui un insurgé contre l’occupant du pays, un possible roi mondain qui rétablirait la souveraineté du pays.
Incapables de voir au-delà de leurs frontières, ils ont espéré un libérateur de la patrie, un chef politique. Rien de plus.
Mais lui, pourtant, leur a dit, à tous, qu’il n’était né et venu, en ce monde, que pour rendre témoignage à la Vérité, et que sa royauté n’était pas de ce monde. Mais de monde, ils n’en connaissent pas d’autre que celui qui les entoure et où ils vont à leurs affaires, à leurs soucis et leurs passions ; et de vie, ils n’en imaginent et n’en désirent pas d’autre que la présente, celle d’ici et maintenant. Quant à la Vérité ?
« Qu’est-ce que la Vérité ? », demande Pilate à son prisonnier si singulier et dérangeant, à ce gueux royal qu’il hésite à condamner à mort, mais nullement à faire fouetter. D’ailleurs, la question qu’il vient de poser ne préoccupe pas beaucoup Pilate, car, sitôt lancée, il s’en désintéresse et sort pour interroger la foule dont l’avis lui importe bien davantage.
La meute gronde et crie « A mort ! A mort ! » La colère l’enivre, le goût du sang l’enfièvre. Le Roi couronné de ronces se tait.
La Vérité est silencieuse, c’est un souffle de lumière qui s’exhale en douceur du plus profond de soi, de l’inconnu de soi. C’est un don à recevoir, un radieux sourire de sens, d’intelligence, à faire sien dans sa chair, dans son cœur, son esprit. Elle ne génère ni ivresse, ni fièvre, juste un éblouissement de la chair, une dilatation du cœur, un émerveillement de l’esprit – et le désir fou de réverbérer ce chant de pure lumière partout autour de soi.
Troisième Station
JESUS TOMBE POUR LA PREMIERE FOIS
« Et il sortit, portant sa croix, et vint au lieu dit du Crâne. » ( Jn 14,17)
Le Roi s’en va à pied. Il n’a pas de monture.
C’est lui, la monture, la bête de somme, l’homme de bât. Il porte un sceptre sur son dos – non plus un roseau, mais une poutre mal équarrie aussi lourde que le monde. La poutre rongée par les péchés commis en ce monde, par tous, par chacun, saturée des souffrances que nous ne cessons de nous infliger mutuellement.
Le Roi s’en va pieds nus. « Qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messager qui annonce la paix, du messager de bonnes nouvelles qui annonce le salut, qui dit à Sion : «Ton Dieu règne », s’exclame le prophète Isaïe (Is 52,7).
Mais les pieds de ce Roi–messager de la plus inouïe des nouvelles sont, en cet instant, aussi meurtris que son visage. Ses cheveux dégouttent de sang, sa face est tuméfiée, sa tunique salie, ses pieds écorchés et noircis de poussière.
Un jour, une femme s’est avancée vers lui, et sans un mot elle lui a lavé les pieds dans ses larmes, les lui a essuyés avec sa chevelure puis couverts de baisers, de caresses et de parfum. Elle ne s’est pas présentée, elle n’a salué personne, se sachant considérée par tous comme indigne, scandaleuse, et rejetée sans appel. Par tous, sauf lui, le Roi de miséricorde. Et par amour de lui, elle a bravé le mépris des vertueux, elle s’est penchée vers ses pieds de marcheur et a répandu sur eux toutes les eaux de son cœur, peines et espérance mêlées, la lumière de ses yeux et l’allégresse de son âme.
C’était il y a peu, et c’est déjà loin. Mais l’amour exquis que cette femme lui a prodigué en silence diffuse encore, imperceptiblement, sa flagrance sous ses pas, comme un discret rappel que la bonté, la joie du don, la gratitude sont aussi vivaces dans le cœur humain qu’y sont coriaces la haine, la jalousie, et les bouffées de cruauté.
Le Roi s’en va poussif, pieds déchirés par les cailloux, le dos voûté sous le poids de son sceptre. Son souffle est court, heurté. Il trébuche, tombe sur les genoux, se relève sous les coups et les cris assénés par ses gardes.
La procession ne fait que commencer, son trône est encore loin, dressé là-haut sur la colline ronde et nue comme un crâne.
Quatrième Station
JESUS RENCONTRE SA MERE
« Qui est ma mère ? et mes frères ? ».
Et, promenant son regard sur ceux qui étaient assis autour de lui, il dit :
« Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère. » (Mc 3,33-35)
Elle sait bien, elle, que son fils est un Roi.
Elle est sa mère, elle l’a conçu dans l’étreinte d’un souffle monté des confins du monde, irradié des profondeurs du ciel. Elle est sa mère qui n’était qu’une enfant, presque, lorsque la plus lumineuse des ombres est venue l’enlacer, la féconder. Son fils a tressailli en son esprit avant même de mûrir dans son ventre.
Elle sait avec ravissement que son fils est un Roi de grâce, salué dès sa naissance par des anges, des bergers et des mages guidés par une étoile depuis de lointains pays, un roi de salvation, fêté par des serviteurs du Très-Haut, Syméon le juste et Anne la prophétesse.
Elle sait avec étonnement que son fils est un Roi très étrange, un Roi errant toujours flanqué de miséreux et de pécheurs, un Roi pauvre qui porte son royaume dans son âme, son trésor dans son cœur, qui vivifie tout ce qu’il touche mais n’a aucun souci de son propre repos.
Elle sait avec admiration et crainte cependant qu’il est doué d’une sagesse sans pareil et tout autant de folie. Il fait fi des puissants, il invective les riches, il défie les prêtres et les scribes, il fraye avec les réprouvés, et transgresse tout interdit qu’il juge inique. Un Roi fou, d’une insolente liberté.
Elle sait avec chagrin, parfois, qu’il est imprévisible, qu’il peut la jeter dans l’angoisse comme en ces lointains jours de Pâque où il avait disparu pour s’attarder au Temple, et qu’il néglige les liens du sang, délaisse ceux de la Loi pour exalter ceux de l’amour, de la fraternité en Dieu.
Elle sait avec douleur que son enfant royal a toujours eu à affronter beaucoup d’hostilités ; cela a commencé très tôt, et les a contraints un temps à s’enfuir. Cela n’a pas cessé, et culmine aujourd’hui. « Une épée te transpercera l’âme », lui avait prédit Syméon.
Elle ne sait plus rien. Elle regarde son fils, son Roi défiguré qui traîne son gibet comme un âne son faix. Son âme est transpercée, et son esprit tremble de vide et d’affliction en Dieu qui fait pour elle un supplice.
Cinquième Station
SIMON DE CYRENE AIDE JESUS A PORTER SA CROIX
« Ils mirent la main sur un certain Simon de Cyrène qui revenait des champs et le chargèrent de la croix pour la porter derrière Jésus ». ( Lc 23,26)
Le Roi avance au ralenti, mais sans prestance.
Il se tient si courbé qu’il semble marcher accroupi. La procession piétine, les gens attroupés le long du chemin peuvent jouir pleinement du spectacle, ou s’en horrifier. Les gardes formant sa haie d’infamie, eux, s’impatientent.
Ils ont reçu des ordres : ils ont plusieurs condamnés à crucifier avant le soir, et celui-là les retarde. Alors ils interpellent un homme et lui demandent d’aider le traînard à porter sa croix.
L’homme s’en revenait de ses champs. Le voilà soudain placé au rang d’un bœuf de trait, comme ceux qu’il a coutume d’atteler à la charrue. Il reçoit le joug à l’arrière du timon, il prend sa part de charge, et il se met en mouvement.
Sait-il avec qui on vient de l’apparier sous le joug ? Peut-être pas.
Il sait juste que c’est un homme, comme lui, un homme dans la force de l’âge, un vivant en grande souffrance dont la vie va très bientôt être arrachée.
Un bœuf de labour s’interroge-t-il sur l’identité de son compagnon de corvée ? Non, il va au plus pressé, à l’essentiel – il accorde son pas et le rythme de son souffle à ceux de l’autre, il allie sa force à la sienne ; leurs énergies et leurs peines se conjuguent. Il y a une complicité muette, profonde, entre les animaux de somme, une amitié taciturne et cependant très tendre, une fraternité charnelle.
Le Samaritain qui aperçut un blessé gisant sur le bord de la route ne s’est pas inquiété de savoir qui était cet homme, s’il était digne ou non d’être secouru, il s’est hâté de le soigner, s’est ingénié à le sauver. Il a d’emblée mit son temps, son confort, ses urgences et ses intérêts en suspens, il s’est oublié lui-même au profit de ce blessé anonyme – son frère en humanité.
Son frère en divinité aussi bien, comme est venu l’affirmer celui-là même qui en cet instant titube d’épuisement à l’avant du timon.
Sixième Station
VERONIQUE ESSUIE LE VISAGE DE JESUS
« Qui me voit / voit Celui qui m’a envoyé.
Moi, lumière, je suis venu dans le monde ». (Jn 12, 45-46)
Les femmes ont une fine et vive intelligence du corps, elles ont en conséquence le don des gestes.
Ainsi celle qui vint oindre les pieds de Jésus en lequel elle avait reconnu un Roi de miséricorde.
Ainsi cette autre, une anonyme qui, soudain se détache de la foule amassée au bord de la via Dolorosa, prenant le risque de s’exposer au regard des ennemis du condamné et des soldats qui l’escortent.
Qu’a-t-elle vu, qui a-t-elle identifié en cet homme qui pourtant n’a presque plus silhouette ni figure humaines tant il se tient arqué, tant son visage est tuméfié ?
Elle a ôté son voile, elle le tient étendu sur ses paumes comme un linge précieux prêt à recevoir un nouveau-né. Mais c’est le visage d’un homme en gésine de mort qu’elle vient essuyer. Sa face n’est pas mouillée des eaux de la naissance, elle est souillée de sueur et de sang, et de larmes aussi.
Mourir est une parturition à rebours d’une grande violence, d’une folle détresse.
La femme surgie de la foule vient recueillir l’empreinte du visage d’un vivant en proie aux douleurs de son propre enfantement à la mort, car dans les eaux brouillées, très amères et acides, de sa délivrance, elle a perçu des lueurs d’outre-soleil, une clarté d’aube d’outre-monde, une beauté d’outre-chair. Une radiation de Vie outrepassant et la vie et la mort.
Véronique est une sage-femme qui anticipe la seconde naissance de ce Roi flagellé et fourbu que l’on conduit à la potence, ce Roi de grâces venu dissiper les ténèbres, les épuiser.
Elle est une visionnaire inspirée par un fol élan d’amour et de confiance, et c’est pour cela que son geste, sublime en sa simplicité, donne immensément, intensément à voir.
Septième Station
JESUS TOMBE POUR LA DEUXIEME FOIS
« Ils se rient de ma chute, ils s’attroupent.
Ils s’attroupent contre moi » (Ps 35,15)
Que fait le Roi ? Il trébuche. Il tombe à nouveau.
Son dos est lacéré par les coups de fouet qu’on lui a assénés, rompu par le poids de son fardeau, ses genoux sont blessés par sa première chute, et ses pieds toujours plus entaillés. La terre peu à peu se dérobe sous lui, elle tangue, et le ciel au-dessus de la colline vers laquelle il chemine pèse d’un poids terrible. Nulle trouée en ce ciel, seulement des amas de nuages sombres.
Il souffre. De la tête jusqu’à la plante des pieds. Son corps est endolori, violenté. Il est son corps, immergé et enclos en lui comme jamais depuis sa naissance. Il lui est attaché par toutes les fibres de ses muscles, de ses nerfs mis à vif, par les pulsations de son cœur et les frissons de sa peau.
La peau, si rude et vulnérable, où le temps peu à peu dépose les traces de son passage, grain à grain, ride à ride. La peau humaine, poussière de terre et d’étoiles confondues, si riche en sensations ; par elle le corps est en constant et très subtil dialogue avec l’air, l’espace, avec les heures du jour, toutes les humeurs du temps, et avec les autres que l’on frôle, que l’on touche, que l’on caresse ou étreint. Ce dialogue tactile avec le monde, avec la lumière, les éléments, le vent, avec le temps qui flue, est un échange profond. Un dialogue amoureux.
La veille au soir, Jésus s’est agenouillé devant chacun de ses disciples pour leur laver les pieds. Pieds de marcheurs, d’envoyés en mission, semblables aux siens. Le Roi et ses messagers sont à égalité. Par ce geste lustral, il leur a signifié qu’ils étaient ses amis, ses frères en humanité et en divinité.
Mais l’un d’entre eux, réfractaire à une amitié si peu politique, a presque aussitôt « tourné son talon contre lui » pour aller le livrer à ses ennemis.
C’était hier, et c’est déjà si loin. Aujourd’hui il est seul, il n’a pour vis-à-vis que l’ombre de son corps harassé qui tremble sur le sol.
Il tombe, le front contre son ombre.
Huitième station
JESUS RENCONTRE LES FEMMES DE JERUSALEM
« Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi !
Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants ! » (Lc 23,28)
Depuis le début de sa vie publique, des femmes l’ont suivi.
Le Roi de fraternité n’en a repoussé aucune, même les réprouvées ou les étrangères, il n’a jamais eu honte de se montrer en leur compagnie, de leur parler, de les enseigner, de se laisser toucher par elles et de les guérir.
Il est l’ami de tous ceux qui viennent à lui avec humilité et confiance, peu lui importe leur origine, leur sexe, leur âge et leur statut social. Le Roi se tient à la source de la Vie, il porte sur les êtres un regard auroral et n’établit entre eux aucune différence ? « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » (Gn 1,27)
Mais les hommes, eux, ont un regard bien plus étroit, agressif et exclusif, ils écartent les femmes, les abaissent, les parquent comme du bétail domestique sur lequel ils s’arrogent tout pouvoir.
Jusqu’à la fin, des femmes le suivent. Il leur a révélé un horizon insoupçonné auquel les hommes de leur temps ne leur ont jamais donné accès. Or, le voilà voué à une mort imminente ; elles se lamentent sur lui, leur Roi de délivrance. Mais lui retourne la lamentation, il la renvoie vers elles et leurs enfants.
Ce n’est pas une malédiction, il n’a jamais maudit personne. Souvent il s’est exclamé : « Malheur à vous ! », aux hypocrites, aux pécheurs endurcis. Mais c’est là à chaque fois l’expression d’une douleur face à l’aveuglement des arrogants, des fourbes et des violents, non une imprécation. Il ne juge personne, ce n’est pas son affaire. Il convoque chacun devant sa propre conscience, l’invite à faire usage de son intelligence, et indique l’accès au chemin de la Vie. On s’y engage à sa suite, ou pas, il ne contraint personne.
Il plaint ces femmes dont l’espérance est toute embuée de larmes, ses sœurs humaines spoliées de leur vraie dignité, il sait que leur souci de la vie dont elles connaissent le prix dans leur chair et leur cœur, que leur profonde plainte et leur appel lancinant au déploiement d’une fraternité étendue à toute la famille humaine, ne sont pas plus écoutés que l’infime rumeur d’un chœur de grillons.
Neuvième Station
JESUS TOMBE POUR LA TROISIEME FOIS
« Jusques à quand vous ruer sur un homme et l’abattre, vous tous.
comme une muraille qui penche, une clôture qui croule » ? (Ps 62,4)
Le roi est parvenu au seuil de son trône.
Il s’y hisse en s’effondrant. Le paradoxe a toujours irrigué son règne nomade.
C’est la troisième fois qu’il tombe, et se relève.
Trois fois : c’est le nombre d’appels que Dieu lance à ses prophètes lorsqu’il les convoque, ainsi le jeune Samuel tiré à trois reprises de son sommeil et se levant aussitôt en disant ; «Me voici, puisque tu m’as appelé ! » (Is 3, 1-10)
Mais le jeune garçon ne savait pas qui l’avait appelé. Jésus, lui, sait qui est celui qui – sans un mot – le convoque. Entre son Père et lui, la parole est silence, elle est lumière, elle est un souffle de Vie pure. Mais pas en cet instant : le silence du Père n’est plus que vide et ténèbres.
Où est le Père ? Nulle part, et partout :
là, dans les larmes des femmes assemblées en un chœur d’impuissance ;
là, dans le sourd ahanement d’un homme des champs attelé au joug du condamné ;
là, dans la buée de crasse, de sueur et de sang déposée sur le voile de Véronique ;
là, dans la poussière du chemin où s’essouffle et s’affaisse son Fils, le Roi haï.
« Qui me hait, hait aussi mon Père », puisque « Moi et le Père nous sommes un » (Jn 15,2.3 et 10,30)
Où est le Père ? Nulle part, et ici. Ici, au plus sensible du corps souffrant du Fils, au plus intime de son cœur et de son esprit livrés à l’abandon.
« Le Père est en moi et moi dans le Père » (Jn 10, 30 et 38).
Le Père est dans les chutes et les relèvements du Fils, et d’une voix unique transie de silence ils se disent l’un à l’autre : « Me voici ! », et au monde pareillement envers et malgré tout : « Me voici ! »
Dixième Station
JESUS EST DEPOUILLE DE SES VETEMENTS
« Et moi, ver et non pas homme, risée des gens, mépris du peuple.
Tous ceux qui me voient me bafouent. (Ps 22,7)
Le roi est dépouillé de tout vêtement.
Juste un linge autour des hanches.
Le Roi est nu, comme au jour de son baptême dans les eaux du Jourdain.
Mais en ce beau jour d’eau, de souffle et de lumière, la voix du Père avait resplendi dans le ciel déclarant : « Tu es mon Fils bien-aimé, qui as toute ma faveur / Moi aujourd’hui je t’ai engendré » (Mc 1,11 et Lc 3,22)
En ce nouvel et ultime aujourd’hui, il n’y a qu’un Fils mal-aimé – pris en haine par les hommes, expulsé de leur monde.
Tu n’es personne.
Tu as toute notre haine.
Voici le Roi proscrit, le Fils très nu, destitué de l’amour humain et privé soudain du Père.
Où donc est la bienveillance divine, en quoi consiste-t-elle ? Elle est si imprévue, et surtout déconcertante. Sitôt après son baptême et sa consécration par son Père, Jésus avait été conduit au désert pour y subir l’épreuve des tentations.
Moi, aujourd’hui, je t’ai abandonné.
Le Roi se vêt de sa seule peau d’homme souffrant, sa peau brodée de plaies, ointe de sueur et de sang. Telle est la parure réservée pour son sacre. Il est prêt pour son intronisation.
Qui me hait, hait aussi mon Père.
Père et Fils perdus, séparés l’un de l’autre et rejetés du monde.
Deux rois éperdus l’un de l’autre, naufragés l’un en l’autre.
L’Esprit de sainteté, l’Esprit de liberté, l’Esprit de toute grâce retient son souffle.
Le monde chavire dans une éclipse d’amour.
Onzième Station
JESUS EST CLOUE SUR LA CROIX
« C’est moi qui ai sacré mon roi / sur Sion, ma montagne sainte. » (Ps 2,6)
Où est le Roi ?
Il gît debout sur son trône, bras grands ouverts dans le ciel déserté par la Voix du Père. Il brasse le vide.
Que fait le Roi ?
Il salue son peuple amassé à ses pieds en un troupeau disloqué.
Les uns crient de rage satisfaite, d’autres de désespoir, les uns se gaussent et rient, d’autres pleurent sans rien comprendre.
De ses bras écartés, il bénit son peuple à la clameur désaccordée. Il soulève cette discordance, il la hisse à hauteur du silence qui bée dans le ciel et lui étreint le cœur.
Que défait le Roi ?
Il délie une dernière fois les liens du sang pour que circule en totale liberté l’énergie de l’amour.
Il confie sa mère à son ami, son ami à sa mère, il fraternise avec son compagnon de supplice, un quelconque malfrat. Il ne juge personne, pas même ses bourreaux qui besognent à sa mort sans savoir ce qu’ils font.
Il dessangle le monde.
Que dit le Roi ?
Il crie, mais ses paroles ne sont pas très audibles, on ne sait trop à qui il s’adresse. En fait, on n’a jamais vraiment compris ce qu’il disait.
On a pris la plupart de ses paroles au ras des mots, ses discours à contresens, et ses paraboles pour des contes aussi absurdes que choquants.
Cette méprise n’a jamais cessé, les détournements de sens ont proliféré au fil des siècles, laissant peu à peu place à l’indifférence.
Que murmure le Roi ?
Qu’il a soif.
On lui donne à boire du vinaigre.
Depuis deux millénaires, on continue à l’abreuver d’âpreté et d’acidité.
Douzième Station
JESUS MEURT SUR LA CROIX
« Ne maudis pas le Roi, fût-ce en pensée car un oiseau du ciel emporterait
le bruit, celui qui a des ailes redirait ta parole. » Qo 10,20)
Où est le Roi ?
Il est là-haut, toujours en suspens sur son trône, à contre-ciel, à contre-jour, à contre-gloire, bras grands ouverts comme des ailes d’oiseau des cimes prêts à prendre son envol, mais il ne bouge pas.
Ses bras écartés comme des ailes d’oiseau nocturne cloué à la porte d’une grange.
On l’a cloué pour qu’il cesse de parcourir les villes et les campagnes, en semant à la volée ses paroles incongrues partout sur son passage.
Des paroles ignées qui mettent le feu à l’âme et consument l’ordre établi.
Il est temps de le réduire au silence, tout pouvoir préfère les âmes tièdes et son ordre immuable.
Que dit le Roi ?
Rien….. Il ne dit rien.
Son souffle lentement se retire dans un rauquement brûlant, sa tête s’incline à mesure, bascule vers une épaule, s’immobilise.
Que fait le Roi ?
Il meurt. Son sacre est consommé.
Mourir est une immense tâche où le temps à la fois se dilate et s’aiguise, où la solitude s’intensifie jusqu’à l’extinction de soi.
Mourir est un grand œuvre où la chair se transmue en boue et en poussière, puis la boue en humus et la poussière en pollen d’étoiles.
Le Roi est mort.
La mort est une œuvre parfois mal achevée, incertaine, il fut l’authentifier.
On marque le corps du Roi d’un sceau de certitude en lui perçant le flanc d’un coup de lance. Il s’en écoule du sang et de l’eau. La dépouille se fait source.
Le Roi est vraiment mort, et il saisit le Vif qui n’a jamais cessé de veiller sur lui.
Son règne peut commencer.
Treizième Station
JESUS EST DESCENDU DE LA CROIX ET REMIS A SA MERE
« Il y a un tout pour tout, un temps pour toute chose sous le ciel .
Un temps pour enfanter, et un temps pour mourir. » (Qo, 3,1-2)
Le Roi nouveau-mort est détaché de la croix comme un enfant se détache du corps maternel lors de l’accouchement.
Soudain se déploie devant eux, autour d’eux, un espace infini.
C’est un désamarrage irréversible.
Il est remis à sa mère, comme au jour de sa naissance. Un corps sans défense, sans autonomie et sans langage, un infant qu’il faut porter, laver, nourrir et langer.
Cette fois la mère ne peut pas le porter seule, son enfant est trop grand, trop lourd. Elle n’a pas le temps de procéder à sa toilette, car le soir tombe déjà, la fête du Shabbat va s’ouvrir.
Il faut coucher d’urgence le nouveau-mort dans son berceau de pierre.
On l’enveloppe en hâte dans un linceul. Pour toute nourriture, il reçoit des larmes.
L’enfant reçoit sa part d’amour, à son entrée dans le monde, dans une joie confuse; à sa sortie du monde, dans un affolement de chagrin.
Le nouveau-mort n’est confié à sa mère que pour mieux lui être repris. Leurs deux corps désormais ne sont plus seulement indépendants l’un de l’autre ; ils sont voués à une séparation définitive.
Ce fils avait tôt affirmé sa liberté, et habitué sa mère à un constant dessaisissement. Cette ultime déprise est radicale. Par son corps disloqué, et déchiré de la plante des pieds jusqu’au crâne, il signifie muettement à sa mère qu’il s’en va. Il doit se rendre dans la maison du Père dont, sa vie durant, il a gardé et éclairé le seuil.
Le Roi nouveau-mort s’en va, Il a subi l’épreuve du sacre.
Son royaume n’est pas de ce monde,
Il retourne dans le sein du Père.
Quatorzième Station
LE CORPS DE JESUS EST DEPOSE AU TOMBEAU
« Ne saviez-vous par que je dois être dans la maison de mon Père ? » (Lc 2,49)
Où est le Roi ?
Le Roi est couché au creux d’un roc, dans l’obscurité tellurique.
Il ne dort pas, il ne rêve pas, il ne se repose pas.
Il ne s’est jamais reposé.
Le Roi est mort, il est en devenir.
Le Roi est mort, il œuvre à libérer en lui le Vif, le Vivace, l’Ardent.
La lumière dont son cœur, son âme, son esprit surabondaient, s’intensifie et se condense. Elle l’illumine, elle l’irradie, elle l’embrase, et elle le met en marche.
Où va le Roi nouveau-mort ?
Il descend jusqu’aux entrailles de la terre, dans les tréfonds du temps.
Ses pieds percés par le milieu sont d’une haute vélocité.
Le tempo de ses pas est à la fois doux et rapide, il bat l’écorce terrestre comme un cœur en émoi.
Il court, il danse presque, il parcourt les siècles, les millénaires, il ouvre les tombeaux, tous les tombeaux, il appelle les morts comme il avait hélé Lazare.
« Levez-vous ! », « Déliez-vous et sortez ! » Il les entraîne à sa suite.
Il les conduit chez le Vivant, son Père et leur Père.
Qui l’aime le suive.
Qui l’aime – lui et le Père, lui et son Père, lui en Esprit et en vérité, lui en toute liberté – le suive.
Voici le Roi de grâce, que nul encore ne peut voir.
Il est à son travail, il visite les confins de son royaume, les enfers et les limbes, il libère les captifs.
Il va revenir au grand jour, parmi ses sœurs et frères humains, juste le temps de les ensoleiller, de leur donner un cœur et un esprit nouveaux.
Puis, il repartira auprès de son Père, et reste avec sa mouvante fratrie humaine jusqu’à la fin des temps.